Blog du Pr Rabah AIT-HAMOUDA

Blog du Pr Rabah AIT-HAMOUDA

Hommage au Pr Rabah AIT-HAMOUDA

Il y a un an, jour pour jour, à minuit, le 18 novembre 2022, tu es parti pour toujours. Tu nous as quittés, simplement comme tu as toujours choisi de vivre. Tu nous as laissés hébétés, assommés par ce départ arrivé trop vite, trop tôt. Trop tôt pour nous tous, ta femme, tes enfants, ta famille, tes amis, qui avions espéré ta guérison. Mais c’est la volonté de Dieu.

 
Tu as donné de l’amour à ta famille, à tes amis, à toutes les personnes qui t’entouraient. Ta bonté et ta générosité légendaires n’avaient d’égales que ton empathie, vis-à-vis de tes malades, des plus faibles, des démunis.
 
Tu ne concevais pas l’existence sans partage, et plus que tout, le partage du savoir et de la connaissance. Tu en faisais bénéficier tout ton entourage, du plus jeune étudiant en médecine jusqu’à l’assistant le plus aguerri. Tu avais en aversion les personnes qui gardaient tout, n’en faisant pas profiter les plus jeunes et transformaient leur espace de travail en citadelle imprenable. Et Dieu sait que dans le milieu médical, les mandarins sont légion.
 
Rabah en famille

 

Pendant quarante ans à Constantine, à Sétif, puis à Batna, tu as donné sans compter, tu as soigné, tu as enseigné, tu as transmis tes connaissances avec ta rigueur scientifique, ton exigence. Excellent pédagogue, tu as fait dire à toutes ces générations de spécialistes, présentes en nombre le jour de ton enterrement : "C’est le meilleur enseignant qu’on ait jamais eu", leur faisant dire aussi que tu leur donnais des leçons de vie. Le témoin est bien passé. Des générations de médecins brillants ont repris le flambeau, te prenant comme modèle, imprégnés de ton savoir, ta rigueur et ton honnêteté intellectuelle.

 
Tu aimais passionnément ton pays. Il y a trente ans, alors que tu occupais le poste de chef de clinique dans un CHU en France, tu as fait le choix d’y retourner pour exercer à Sétif, puis plus tard à Batna. Ton identité algérienne, amazighe, tu l’as portée avec fierté, tu en étais pétri. Ton patriotisme exacerbé mais légitime te faisait abhorrer toute idée de régionalisme ou de tribalisme érigé en valeur. Tu étais chez toi partout en Algérie. Ton nationalisme pur, authentique, n’était pas un nationalisme de façade que l’on brandit par opportunisme. Tu apportais ta pierre à l’édifice, tu y travaillais de toutes tes forces, apportant ton savoir pour soigner tes malades, visant l’excellence dans ton enseignement octroyé à tes élèves. Ces élèves feront l’Algérie de demain, cette Algérie que tu voulais grande et forte.
 
Tu voulais, à ta retraite que tu n’as pas eu le temps de vivre, dire toutes les choses que tu n’as pas eu le temps de dire. Comme à ton habitude, continuer à donner ton savoir par tes cours magistraux, sillonnant le pays, répondant toujours présent aux invitations émanant de tes confrères. D’Alger à Oran, de Constantine à Annaba, de Tlemcen à Ouargla, de Sidi-Bel-Abbès à Tamenghest, ni la fatigue ni les distances ne t’empêchaient d’être présent à un jury d’examen ou pour donner une conférence.
 
Puisses-tu demeurer à jamais le modèle à suivre pour toutes ces générations de médecins dont tu fus le maître dans l’exercice de ce noble métier.
 
Que dieu t’accorde sa miséricorde et t’accueille dans son vaste paradis.
 
Tous nos remerciements et notre reconnaissance vont vers vous tous, famille, amis qui nous avez soutenus dans ces moments douloureux.
 
Merci à l’équipe médicale et paramédicale du Pr. Hamidi, du service de réanimation du CHU de Béni-Messous, sans oublier le Pr. Ouali et Dr. Ziouche, équipe dont nous saluons le professionnalisme, la compétence et le dévouement qu’ils apportent à leurs malades.
 
Merci à l’équipe des maladies infectieuses du CHU de Sétif et à tous les confrères, amis, et anciens élèves qui étaient présents pour rendre hommage au Pr. Ait Hamouda lors de la journée organisée magistralement à cet effet par les Pr. Segueni et Pr. Lecheheb. Vous avez toute notre reconnaissance.
 
Un grand merci aux amis de toujours du CHU de Constantine : Pr. Aouati si bienveillant, Pr. Segueni l’ami dévoué. Les professeurs Abdenour, Gassi, Roula, Oubira, Kamal Benali. Les amis et complices de toujours : les professeurs Idir Hamour, Messast, Mechakra et tant d’autres…
 
Merci à l’équipe des maladies infectieuses de l’EPH de Batna, spécialement au Pr. Righi, toujours présente et prête à apporter son aide et son soutien. Merci à toute l’équipe, amis et confrères : Pr. Mahdjoub, Pr. Mokrani, Pr. Amrani, Pr. Benyahia, Pr. Hadj Aissa.
 
Merci au Dr. Chabou Amna qui a si bien travaillé pour l’élaboration de sa biographie. Merci aussi au groupe SMC Medical de l’ISM Batna qui a organisé une journée en son hommage.
 
Je n’oublie pas le Pr. Mansouri, Dr. Belkhir et Dr. Aouachria, tellement dévouées. Un grand merci aux Pr. Bouhidel, Pr. Kadir.
 
Pardon si j’ai omis des noms, la liste est tellement plus longue…
 
Toute ma reconnaissance au Pr. Houria Allahoum, merci pour ton soutien.
 
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Ton épouse et tes enfants.
 
Batna le 18 novembre 2023.

07/01/2024
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De l'expression clinique de la COVID-19

Mystérieuse comme tout ce qui vient du soleil levant, la COVID-19 n’arrête pas de nous surprendre. 

 

Naissante, bruyante, extensive, conquérante, cette maladie défit le monde dans ce qu’il a de plus puissant, là n’est pas le débat ; il est dans le visage clinique qu’elle nous présente à chaque saut de continent.

 

Il est classiquement connu que chaque maladie infectieuse s’exprime par des signes qui en font la description la plus classique.

 

Cette expression est certes dépendante de l'agent pathogène, de son impact sur les organes, mais également des caractéristiques démographiques et sanitaires des populations en termes d'immunité individuelle et collective, et de comorbidités. 


Les séries de cas décrits on chine ont donné les caractéristiques cliniques et épidémiologiques de départ. Ce tableau aboutit une définition initiale des cas. 

 

Je pense que nous allons observer avec le temps d’autres expressions cliniques différentes de ce qui a été observé en chine et dans peu de temps nous allons avoir trois expressions :

      • l'expression chinoise
      • l'expression européenne
      • l'expression africaine


1) L’expression chinoise initiale : atteinte respiratoire plus ou moins grave pouvant aller au SDRA et syndrome de défaillance multiviscérale. Une gravité et une létalité associée à l’âge, aux comorbidités. Mais curieusement pas ou peu d’enfants et de femmes enceintes et pas ou rarement de PVVIH (peut-être protégés par les ARV)

 

2) Une expression européenne actuelle où l'on décrit :

      • des formes graves chez les jeunes,
      • fréquence de signes non décrits précédemment en chine comme des signes digestifs, neurologiques, une anosmie, une agueusie et qui constituent actuellement en Europe un signe d’appel retenu. 

 

Je reste curieux de voir quel va être l’impact de la maladie chez enfants et les femmes enceintes et les PVVIH en Europe. L’Italie possède après le japon la population la plus importante de personnes âgées d'où une létalité dépassant celle de chine. 


3) L’Afrique semble prendre du retard pour probablement une raison de faible connexion aérienne avec les pays d'Asie. Maintenant que l’Europe est touchée, des cas vont être introduits par des émigrés africains en Europe  de retours chez eux. Et là on va avoir l'expression africaine avec tout son fardeau de malnutrition, de parasitoses et autres fléaux pouvant interagir pour donner à la maladie une particularité africaine. Et quel sera l’impact chez les enfants et les femmes enceintes et les PVVIH sans accès au traitement.


A la fin, nous aurons une expression clinique de la COVID avec des particularités.
Il faut retenir, comme le dit Raoult, que ‘’les maladies infectieuses sont des maladies d’écosystème’’ ; elles ne sont jamais figées ni dans leur genèse, ni dans leur développement, ni dans leur expression. Cet écosystème va de la niche écologique microscopique réalisée par une communauté multicellulaire dans un biofilm  jusqu’à l’écosystème macroscopique planétaire soumis à des interactions entre les déterminants humains, animaux et environnementaux ; d’où le concept ‘’one World, one Heath’’. 

 

Elles se présentent et se présenteront sous un autre visage comme l’avait prédit Charles Nicolle dans ‘’Destin des maladies Infectieuses’’.

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Dr. Rabah AIT-HAMOUDA, Professeur en Infectiologie

Vice-Président chargé de la Commission Scientifique de la Société Algérienne d’Infectiologie (SAI)

 

Service des Maladies Infectieuse, EPH et Faculté de Médecine, Université Ben Boulaid, Batna 2


19/05/2023
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Le printemps noir ou la colère des genêts

Quand les murs deviennent exigus et qu’il ne reste plus de place aux autres,

 

Quand les bras ne servent à rien sinon à pendre, se croiser ou cacher les mains dans des poches vides ou trouées

 

Quand l’AK47 devient maladroit, distrait ou fou et se vide sur celui qu’il est censé défendre des hordes moulées ailleurs,

 

Quand le verbe devient pubien, et comme des pierres jetées aux femmes

 

Quand des balles "pourtant normales" fracassent les cerveaux d’adolescents émeutiers

 

Quand l’incendie de la pinède de Baïnem devient inquiétude, fait la une du vingt heures et que le brasier des genêts est rangé dans l’habitude

 

Quand les cris ne portent pas plus loin que les montagnes sciemment érigées par  la tectonique et l’Histoire

 

Alors le petit émeutier aphone écrit sur le mur d’un arrêt de bus de la RN5 près d’El Adjiba*:

-"Ne tirez pas sur nous, nous sommes déjà morts"

 

Trop tard, il est mort!

 

Mort ? tu es sûr ?

 

Oui il est mort te dis-je!

 

Mort de ne savoir que faire de sa vie

 

Mort, tué par ce temps qui ne veut pas finir à compter les voitures qui passent

 

Mort, tué par sa gorge qui a tant crié et que personne n’a entendue

 

Mort, tué chaque jour par l’arrivée de la nuit et par la peur d’être surpris par les autres sur les chemins qui montent

 

Mort de rentrer, la tête basse rien dans les mains, prendre effacé, un reste de couscous avec un oignon puis se faufiler entre deux paillassons en espérant faire un rêve.

 

Oui rien qu’un rêve, pas plus.

 

Le rêve d’être dans un atelier avec un outil et gagner de quoi remplir un couffin et de renter au village altier comme un arguez

 

Le rêve de voir son diplôme ailleurs que dans un placard poussiéreux, maintes fois joint à des dossiers d’embauche sans retour

 

Le rêve de prendre tendrement la main d’une amie et vivre un bourgeon d’amour  sur un banc du jardin de Birkhadem sans être apostrophé ni embarqué pour outrage alors que l’outrage est ailleurs dans des salons calfeutrés

 

Le rêve de partager sa vie, à défaut cet éternel couscous aux fèves ou aux lentilles sur une nappe même si elle n’a pas de dentelles

 

Le rêve d’avoir de petits chenapans qui apprendront autre chose à l’école que des Tarbiyates

 

Le rêve de  leur parler et leur chanter comme sa mère le lui a appris.

 

Le sommeil emprunté au Rivo** arrive enfin et le gave de cauchemars: vrombissement de Azraïn***, aboiements de bergers allemands, crépitements de fusils automatiques…. Et puis des hurlements.

 

Le jour se lève.

 

La montagne est belle,

La montagne est belle mais pauvre depuis qu’elle a perdu la blancheur de ses crêtes.

 

La vie aussi est pauvre.

 

Que va t il faire aujourd’hui ?

 

Descendre pour compter encore les voitures qui passent?

 

Crier encore dans la rue des mots que les autres osent à peine chuchoter de peur d’être entendus ou par politesse de ne pas parler la bouche pleine ?

 

Ou

 

Embarquer avec d’autres sur un esquif hasardeux dans l’espoir de faire naufrage sur des terres inconnues ?

 

Contrairement à ses amis, il choisirait le blizzard canadien au bush australien.

Et le froid ?

 

Le froid ? Il l’a toujours connu quand tout petit déjà, il faisait des kilomètres avec des bottes en plastique et un reste de cartable pour partager avec d’autres une classe à peine chauffée.

 

Mais,

Quand les nuits deviennent longues et que les contes ne font plus dormir

 

Quand rêver devient un rêve et que le futur ne se conjugue plus

 

Quand la rime ne vient pas et que le vers devient amputé

 

Quand le mandole rebelle qui a tant chanté devient orphelin

 

Quand la gorge devient sèche et que la voix s’éteint

Et quand les larmes de toute une vie ne suffisent pas à apaiser la colère des Dieux

 

Alors,

 

Le printemps s’enflamme, les genêts s’embrasent, les cigales se taisent

 

Et les cerisiers ne fleurissent plus.

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*  L’abri bus d’El Adjiba près de Bouira a depuis été rasé

** Rivo** (rivotri)l : benzodiazépine consommée comme drogue

***Azraïn : nom donné par les émeutiers à un engin avec canon à eau utilisé lors des émeutes.

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Rabah AIT-HAMOUDA.

Bribes de vie, Batna, Mai 2001

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P.S. : Rabah AIT-HAMOUDA, professeur en infectiologie à la faculté de médecine de Batna, est décédé le 18 novembre 2022.


07/04/2023
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Khali Ahmed, 1911-1983

À Mendès, petit bourg du côté de Relizane ("Ighil-Izzane" : le col cramé), a vécu un homme que les autochtones appelaient "Si Ahmed Ezzouaoui". Il était tailleur traditionnel et était apprécié pour la qualité de son travail. Les gandouras, les pantalons bouffants connus sous le vocable de "Saroual m’regueche ou loubia", les cache-poussières étaient des produits très prisés à l’époque et il était l’un des rares à en maîtriser la coupe et la couture. Il occupait au centre du village une petite boutique qui lui servait d’atelier et de lieu de vie.

 

Comme capital, il avait une vieille machine à coudre "Singer" qui avait des caprices et le mettait dans tous ses états quand la canette coinçait. "Elle n’arrête pas de me bouffer du fil", disait-il ! Vous le verrez alors, un tournevis à la main, tantôt l’insultant en kabyle, tantôt la suppliant comme s’il s’agissait d’une personne ou d’une compagne.

 

Un autre jour, vous le verrez souriant, bercé par le chant mélodieux de sa "Singer" et en un tour de main, il vous termine une gandoura. Durant ces jours de bonnes huilées, ces jours de gaité, vous pouvez lui demander ce que vous voulez. Il fait partie de ces gens qui ne savent pas dire non.

Il aimait sa "Singer" aussi capricieuse et aussi boudeuse, soit-elle. C’était un peu sa confidente, son amie qui l’avait accompagnée partout où les vicissitudes de la vie l’ont mené. Il était aux petits soins avec elle, toujours à la bichonner, à la lustrer. Une giclée d’huile par-ci, un coup de chiffon par-là, et la voilà aussi belle qu’au premier jour de leur rencontre.

 

À l’époque, peu d’indigènes avaient accès à l’école française. "Si Ahmed Ezzouaoui", titulaire du certificat d’études, était un lettré. Si vous passiez par-là, vous le trouverez entouré de ses amis en train de prendre un bain de soleil en leur traduisant des journaux. Il faisait également office d’écrivain public gratuitement et ne rechignait pas à rédiger une demande administrative, une lettre d’un père à son fils perdu dans les chantiers de France ou celle d’une femme à son mari dont le silence devenait inquiétant. Par la tenue de ces courriers, il était au courant des petits secrets et des intentions des uns et des autres. Mais "Si Ahmed" était très discret et savait garder ce qui lui avait été confié. Il avait gagné l’estime de tous, même des colons, par son honnêteté et la justesse de son jugement. Il avait comme grand ami, l’instituteur du village, avec qui il s’adonnait avec bonheur à l’apiculture.

 

Un jour, un de ses clients, riche propriétaire en partance pour la Mecque, vint le voir :

Si Ahmed, lui dit-il, je pars dans quelques jours en pèlerinage à la Mecque, Inchaa Allah et comme je n’ai confiance qu’en toi, j’ai quelque chose à te confier !

Il tira de sa poche un petit paquet enfoui dans un foulard. Il l’ouvrit devant les yeux éblouis de Si Ahmed. Le petit paquet contenait cent cinquante louis d’or !

-  Voilà Si Ahmed, je te confie cette petite fortune. Je reviendrai la reprendre dès mon retour. Mais si je ne revenais pas qu’à Dieu ne plaise, je te les lègue devant Dieu et les hommes !

 

Le riche voisin partit à la Mecque, accomplit son devoir religieux et rentra à Mendès sain et sauf avec le titre envieux de Hadj. Pour fêter son retour, il offrit une "Ouaâda" à tout le douar. Si Ahmed s’était régalé. Le couscous était bon avec de gros morceaux de viande. Il aimait bien le couscous.

 

Des semaines passèrent et El hadj ne venait toujours pas récupérer son paquet. Un jour de marché, Si Ahmed le rappela :

- Ya EL hadj, tu n’as rien laissé chez moi ? Tu ne m’as rien confié à la veille de ton départ à la Mecque ?

EL hadj, comme désarçonné, porta la paume de sa main à son front et dit :

-Ya Si Ahmed ! Elbarakat ferdjal ! Allah Yahafdhak. Je t’assure que j’ai complètement oublié notre petit secret ! Je savais que ma confiance était bien placée et je ne me suis pas trompé !

- Voici ton bien ! Compte tes louis ! lui dit Si Ahmed.

En guise de comptage, El Hadj prit cinq pièces d’or et les lui offrit. Si Ahmed refusa mais El hadj ne voulait rien savoir et obligeait Si Ahmed à accepter ce cadeau qui lui venait du cœur d’un ami.

 

Khali Ahmed a passé sa vie derrière une machine à coudre à Mendès pour subvenir aux besoins de sa famille nombreuse restée à Tassaft Ouguémoun. C’était le seul homme de la famille. Il a fait partie de ces kabyles qui sont partis chercher du travail ailleurs. Certains ont préféré les mines de charbon de Lille ou de Kenadza, les usines d’automobiles ou différentes manufactures de France. Ils finissent par revenir en fin d’âge, poussifs avec des poumons ravagés par l’anthracose (dépôt de particules de charbon dans les poumons). La fortune ? C’était un mirage !

 

Khali Ahmed n’avait peut-être pas le courage d’aller si loin. L’exemple de son oncle et de son frère, qui ne sont jamais revenus, l’a certainement déçu. Il a préféré rester au pays mais loin, très loin de son village. Mais comme dit un proverbe kabyle : "Anga ithoufidh aghroumik, tine itamourthik" (Là où tu trouves ton pain, là est ton pays).

 

A Mendès, Khali Ahmed n’as pas trouvé du pain mais des croûtons justes suffisants pour nourrir les siens. Grâce à sa petite machine, il arrivait à faire face avec honneur à toutes ses obligations, sans jamais se départir. Toujours égal à lui-même dans la joie ou dans la douleur. La fortune ! Il n’en n’a jamais rêvé. Le peu lui suffisait. Ce n’était pas le genre à vouloir compter des louis.

 

C’était un homme simple. Simple dans son discours calme et imagé, simple dans sa tenue vestimentaire. Il n’a jamais porté d’habits autres que ceux qu’il a cousus, lui-même, de ses propres mains. Aussi loin que je m’en souvienne, il s’habillait toujours de tenues traditionnelles ("Seroual Chergui" pour tous les jours et "M’Regueche" pour les jours de fêtes), un cache-poussière, un gilet boutonné et une chéchia rouge. Il avait constamment dans sa poche un canif "Duck-Duck", sa boite de chique et sa fameuse montre qui datait des années quarante.

 

Il avait deux passions : sa famille et son verger. C’était un arboriculteur amoureux de la nature et des animaux, passionné par tout ce qu’il faisait. C’est à l’école avec le rigoureux Monsieur "Boularas" qu’il a appris à greffer, à élaguer les arbres et à élever des abeilles.

 

Chaque année, il revenait fêter l’Aïd au village. Il tenait à sacrifier lui-même son mouton. C’était le seul moment qu’il passait agréablement avec toute sa famille. Quand il arrivait, c’était la joie à la maison. Tous les membres de la famille savaient que, dans la valise, il y’ avait quelque chose pour chacun. Gandouras et coupons de tissus pour les femmes, pantalons bien cousus pour les garçons, henné et parfums pour la tante, bonbons et friandises pour les enfants. Il n’oubliait jamais personne. Même sa sœur éloignée d’Agouni-Oufourou   avait sa robe et sa part de viande. Il y avait aussi des choses à lui que personne ne devait toucher : du mastic et du raphia pour greffer, des sécateurs et autres outils de coupe, des boutures de ceps de vigne et autres tas de bricoles dont seul lui connaissait l’utilité.

 

Khali était claustrophobe et besogneux. Il n’aimait pas l’oisiveté et ne rien faire le rendait insupportable. Une fois la fête passée, il devenait un parfait paysan. Il disait souvent "Avadel nechghoul dhastafou" : changer de travail, c’est se reposer). Alors, vous ne le trouverez plus à la maison. Ne le cherchez nulle part. Allez du côté d’Ath Ouamara, puis descendez à gauche. Vous trouverez un verger appelé "Amdhun Athencer". N’ayez pas peur d’ouvrir "Thissaghlith" (porte en branchage de la clôture). Les maîtres des lieux sont généreux. Cueillez quelques figues, descendez en aval de la source. Vous trouverez un poirier et régalez-vous de ses succulentes petites poires. C’est là que vous trouverez Khali Ahmed en train d’élaguer des oliviers ou débroussailler une parcelle. Demandez-lui conseil sur la maladie qui ravage votre vigne ou vos cerisiers. Il vous donnera toutes les préparations gardées jalousement par d’autres, car Khali était généreux. Il aimait partager ce qu’il avait, il aimait partager ce qu’il savait.

 

Ainsi était Khali, mon oncle maternel, Si Ahmed Ezzouaoui (1911-1983).

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Bribes de vie, Recueil non publié de Rabah AIT-HAMOUDA , Batna 2011.


05/03/2023
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L'homme qui lisait dans les pensées

Tard dans la nuit, quand l’heure est aux hurlements des chacals, au jeu de la lune avec les nuages, une ombre se faufile à travers les cactus, prend un roseau sciemment oublié et donne trois coups aux persiennes closes de la fenêtre.

 

- Lève-toi, le voilà arrivé ! dit Thassadith à Ramdhane son mari.

- Il nous a pourtant dit, la dernière fois à Thaghzouth*, qu’il ne passerait pas avant un bon bout de temps, et qu’il avait un long voyage à faire, ronchonna Ramdhane en enfilant ses habits.

- Sois le bienvenu ! dit Thassadith à l’homme que son mari a fait entrer. Je vais te réchauffer un peu de couscous.

 

C'étaient les restes du couscous de la veille. Un bon couscous aux lentilles avec des grives bien grasses gavées d’olives que Ramdhane avait prises au collet. Elle sert le couscous aux deux hommes très affairés et qui chuchotaient à voix basse. Mais la sauce n’arrivait pas. Thassadith n’arrêtait pas de tourner et retourner la louche dans la marmite où il restait une grive qu’elle avait gardée pour Rabah, son fils.

 

Dois-je la lui servir ou la laisser à Rabah ! se disait-elle. Un dilemme entre un acte d’amour maternel et un acte d’hospitalité et d’obligation se pose pour elle. Puis, après maintes hésitations, elle saisit la grive et la posa délicatement sur le couscous fumant en se disant :

 

- Sois maudit Satan.

- Ça y est, Thassadith, tu as fini tes altercations avec le diable. Tu as fini par me donner la grive ! dit l’homme. Depuis tout à l’heure que je t’observe, tu n’arrivais pas à te décider s’il fallait me la servir ou la laisser à ton gamin.

 

Elle a eu la chair de poule et s’exclama :

- "La Illah Illa Allah, Mohamed Rasoul Allah". Tu lis maintenant même dans les pensées des autres.

- Yemma ! Qui est cet homme ? dit Rabah que le bruit a réveillé. C’est le mari de ta tante qui est venu greffer nos oliviers, répond Thassadith.

- Quel mari de sa tante ? Réplique l’homme. Non, mon fils. Je suis Amirouche, Affellag. Mes amis m’appellent Antar. Je vais tuer tous les soldats français du Garrage**. 

 

De cet homme, je ne garde en mémoire qu’un visage émincé par la faim et la souffrance et puis ce regard, un regard illuminé, tragique mais doux. De cet homme, je garde aussi l’image de la peau de ses pieds qui partait en lambeaux quand il retira ses pataugas et les poux qui se promenaient sur ses habits un autre jour où il est revenu chez nous.

- Qu’est ce qui s’est passé ? lui demande Ramdhane en désinfectant les plaies.

- La pression de l’armée française est très forte, nous avons marché plus de onze jours dans l’eau. Nous avons faim, nous avons froid.

 

Ramdhane lui remit tous les habits disponibles, de la semoule de blé et d’orge et du DDT. Avant de partir, Il me laissa, un bol militaire télescopique avec des couleurs vert blanc rouge. C’était la première fois où je voyais les couleurs qui allaient être nationales.

Cet homme, je ne l’ai plus revu jusqu’au jour où, à Constantine, j’ai vu mon père, inquiet, feuilleter une revue avec Da Yahia OUAHMED. 

- Ava (père), que regardez-vous ? Dis-je à mon père.

- Amirouche est mort, voici sa photo, me répondit-il.

 

Il était là, allongé sur le dos, torse nu. Il portait un pantalon de parachutiste. Il était toujours aussi maigre, le visage toujours taillé. A son côté était accroupi un homme âgé dont le visage m’est familier. Dans cette photo, il ne portait pas la cicatrice abdominale de laparotomie comme dans une autre photo que m’a remise il y a quelques années un malade de M’sila. 

 

La mort, tu l’as toujours attendue de jour comme de nuit dans les forêts de chênes zen de l’Akfadou ou de cèdres des Aurès. Tu as fini par la rencontrer ailleurs dans les grès alfatiers de Djebel-Thameur. Cette fois-ci, c’est elle qui t’attendait. Elle savait que tu passerais par là. Le rendez-vous était sûr

L’Homme qui lisait dans les pensées est parti. Nul ne savait où. 
Qu’importe, reste là où tu es. 
Reste dans le cœur de ceux qui t’ont estimé, 
Dans le cœur de ceux qui t’ont aimé, 
Dans le cœur de ceux qui ont partagé avec toi la faim et le froid, 
Dans le cœur de tes amis rescapés qui actuellement se retirent discrètement pour cacher leurs larmes à l’évocation de ton nom et de ce qu’ils ont vécu avec toi ; car les larmes ne sont plus de leur âge.  
Les autres, ils t’ont suffisamment connu pour décider de t’oublier. A la mort, ils ajoutent l’oubli.

La mort est une vérité divine, l’oubli est un mensonge propre à l’Homme.

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*Thaghzouth : champ d'oliviers de Ramdhane

**Garage : caserne de l’armée française et SAS de Tassaft-Ouguemoun

 

P.S. :

  1. Ramdhane, cousin du colonel Amirouche, était un ancien mobilisé de la seconde guerre mondiale et était fait prisonnier par les allemands jusqu'à sa libération en 1945.
  2. La maison de Ramdhane était située en dehors et à l'extrémité est du village. Ce qui facilitait la tache au colonel Amirouche de faire des visites périodiques.

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"Bribes de vie". Recueil non publié de Rabah AIT-HAMOUDA. Batna 2011.


05/03/2023
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