Bribes d’un témoignage fraternel : Rabah! "Tu aurais pu vivre encore un peu". (Jean Ferrat).
Il y a peut-être mille façons de crier sa douleur morale et manifester sa tristesse lorsque nous perdons un être qui nous est cher. Mais personnellement, pour exprimer mes sentiments envers celui que j’ai connu et côtoyé durant plus de deux décennies, feu Rabah Ait Hamouda, qui nous a quitté il n’y a pas si longtemps, je n’ai pas trouvé plus fort et plus poignant que ce qu’a écrit et chanté Jean Ferrat : « Tu aurais pu vivre encore un peu ».
En effet, force est de reconnaitre qu’il y a dans la vie, si ce n’est la volonté divine, une catégorie de personnes qu’on voudrait voir vivre éternellement et Rabah en faisait partie sans conteste. La raison, il faut la chercher dans sa personnalité qui cumule tant de qualités humaines, vertu, principes, dignité, savoir, générosité, honnêteté, le vivre ensemble, rigueur, dévouement…et tant d’autres, faisant occulter aisément les quelques défauts partagés avec le plus commun des mortels.
Comment peut-on alors ne pas déplorer la disparition d’un homme d’une telle dimension. Il nous manque, il n’y a aucun doute. Il a laissé par son absence un vide immense, parmi ses parents au premier chef mais aussi parmi nous tous, ses amis, ses collègues, ses étudiants….
Toutefois, son emprunte majestueuse d’un grand homme, emprunte immuable gravée dans nos mémoires, la mémoire de tous ceux qui l’ont connu de près, est là présente à jamais pour nous apporter la consolation qui parviendra à apaiser un tant soit peu notre douleur chaque fois que son souvenir nous rattrape.
Que toute la miséricorde du ciel lui soit accordée.
Rabah au lac noir_Adekar-Béjaia-17-Nov_2017
Amitié et entente cordiale
Nous nous sommes connus pour la première fois lors de la prise de ses fonctions au service des maladies infectieuses à Batna. C’était vers la fin de l’année 1999. Nul, d’entre nous, ne pouvait alors penser que c’était parti pour vingt-trois années à passer ensemble. Au début, il avait du mal à s’accommoder et s’habituer au staff du service. Nous ne répondions peut-être pas à ses aspirations. Il faut dire qu’il était habitué à une mentalité différente de la nôtre, mais par la suite, petit à petit il a fini par nous adopter complètement et depuis, c’est l’entente des plus cordiales.
On a travaillé ensemble, lui et moi, au service infectieux homme pendant de longues années. On s’entendait à merveille. On était très complices. On se complétait l’un l’autre, lui en tant qu’infectiologue et moi en tant qu’interniste avec des connaissances en infectieux, d’ailleurs il m’a donné un titre singulier « d’interniste infecté » qu'il aimait rappeler souvent. On était, sans complaisance aucune, en parfaite symbiose. Je dirai plutôt en parfaite harmonie, rien que pour le bien du malade. On faisait tout notre possible pour accorder nos avis pour tout ce qui concernait le malade. Pour Rabah Le malade passait avant tout. Il était tout près de ses malades. Il s’entretenait longuement avec eux et il les considérait comme de véritables copains voire même des proches à lui, au point, je dois le dire, où Il lui est arrivé de pleurer pour ses malades. Il avait beaucoup d’humanisme, le reconnaitre serait la moindre des justices à lui rendre.
Ceci dit, s’il avait une proximité avec les malades il l’avait tout autant avec les étudiants, les internes, les résidents, les assistants, enfin tout son entourage. Il avait le don de rapprocher de lui tous les gens, même les plus méfiants, parce que tout simplement il savait parler à tout un chacun. On ne peut que se sentir à l’aise autour de lui.
Savoir débordant
En matière de savoir, Rabah en était un véritable homme. Il regorgeait de savoir que nul ne peut nier. Mais comme il était altruiste, Il voulait que tout le monde soit ainsi. Aussi, il incitait tout un chacun à acquérir autant que possible le moindre savoir. Pour preuve, chacun de nous se rappelle bien ce qu’il répétait à chaque occasion, une citation des plus célèbre « que si le savoir est accessible l’ignorance devient un crime ».
Il était toujours à l’affut de toute nouvelle publication, de toute nouvelle mise à jour. Il incitait vivement à la curiosité scientifique. Il recommandait vivement à qui voulait l’entendre de ne jamais se lasser de fouiller, chercher et se poser beaucoup de questions. L’esprit critique est l’une de ses caractéristiques fondamentales. Mieux encore, je crois pouvoir dire qu’il faisait partie de sa raison de vivre. Il n’est pas homme à admettre facilement tout ce qu’on lui rapporte et il ne se lassait point d’insister pour que chacun adopte cet état d’esprit. Je me rappelle qu’il disait toujours aux étudiants de ne jamais se contenter de ce qu’on leur dit et qu’il faut à chaque fois rechercher « le comment du pourquoi » des choses. Seule façon des plus judicieuses peut-être pour arriver à débusquer la vérité, particulièrement quand il s’agit de questions scientifiques car la science n’admet pas l’approximation.
Il faut rappeler aussi qu’il ne manquait pas aux rendez-vous scientifiques, journées et congrès. Il était parmi les premiers à arriver et aux premières loges. Au cours de ces manifestations, force est de reconnaitre qu’il avait l’honnêteté scientifique de dire la vérité en face sans complaisance aucune. Il ne tolérait pas du tout que l’on perverti le savoir et la science. C’était une ligne rouge pour lui, que nul n’a le droit de franchir. En somme, il ne se laissait pas faire sur tout ce qui a trait au savoir et aux contenus scientifiques.
Autre caractéristique dont jouit Rabah et non pas des moindres, son envie irrésistible de partager son savoir. Il ne voulait pas du tout le garder pour lui et il le donnait prodigieusement. Il partageait toute nouvelle publication avec son équipe de travail. La période du covid-19 en est le meilleur témoin, parce qu’il y avait chaque jours un tas de publications. La gravité de la maladie obligeait les sociétés savantes à multiplier les recherches. Moi-même j’ai exploité des publications qu’il m‘a remises et qu’il a lui-même téléchargées. Des publications sur les complications cardio-vasculaires de la maladie en question. Elles m‘ont permis de prendre en charge, avec évidemment le concours de toute l’équipe, les malades ayant eu ce type de complications et en même temps d’élaborer un travail scientifique que j‘ai eu l’honneur de présenter au nom du service dans des manifestations scientifiques organisées autour du thème sur le covid-19.
Il faut rappeler, par ailleurs, que Rabah n’a jamais refusé d’aller donner des conférences chaque fois qu’il est sollicité, même dans les villes les plus reculées de la région. Je peux apporter mon témoignage là-dessus, car j’ai eu l’occasion de participer à quelques-unes de ses conférences. Je dois dire qu’il appréciait beaucoup que je l’accompagne dans ses déplacements en apportant ma collaboration.
Enfin, Je ne peux pas clore ce chapitre sur le savoir dont jouit Rabah sans insister sur le fait incontestable que des générations entières ont beaucoup appris de lui, étudiants, résidents et même ceux qui ont fini leurs cursus.
Homme de culture
On ne peut pas s’empêcher de rapporter une autre caractéristique que peu de médecins en possèdent. C’est le fait que Rabah fût aussi un homme très cultivé, il pouvait discuter de tous les sujets, l’histoire ancienne et contemporaine, le cinéma, la peinture, la littérature, l’histoire des religions etc.….
C’est d’ailleurs ce que nous faisions lui et moi chaque fois que l’occasion se présente. D’un esprit très ouvert, Rabah peut débattre des sujets que seuls les spécialistes du domaine peuvent en parler. Il n’y a peut-être pas un domaine à propos duquel Rabah ne peut pas discuter et apporter des connaissances très vastes. Il avait la capacité de faire des réflexions pertinentes sur des sujets très délicats et des questions très philosophiques, tels la création et l’existentialisme, que seuls d’imminents philosophes ont pu aborder. C’est dire que l’on pouvait beaucoup appendre de lui.
Il aimait aussi commenter tous les évènements d’actualité et exprimer son opinion en toute franchise, même si cela peut fâcher ou froisser ses interlocuteurs. Ce qui lui arrivait souvent, surtout sur les sujets controversés. Il faut reconnaître qu’il n’y avait pas de place à la tartufferie dans son langage et ses opinions. La sincérité était l’une de ses plus chères devises dans la vie.
Le plus remarquable aussi et il faut le faire savoir surtout à ceux qui ne le savent pas, est que Rabah, en plus de son talon scientifique que nul ne peut contester, possède un grand talon dans le domaine de la rédaction littéraire. Il avait une de ces plumes, j’ai envie de dire sans complaisance aucune et sans exagérer, parfaitement indifférenciable de celle des écrivains les plus connus. Ses écrits, dont j’en ai gardé un ou deux, en sont la meilleure preuve.
Un leader né.
C’était un homme qui savait diriger son équipe, il la dirigeait avec une main de maitre dans toutes les circonstances, aussi bien lors du colloque de chaque matin que lors de la visite des malades. Il avait également le don de remettre chacun à sa place, chaque fois que la situation l’exige. Il ne permettait aucun écart de comportement ni de manquement à la profession et la discipline.
Il était d’une rigueur et d’un sérieux dans le travail que nul ne peut contester ou occulter. Il ne laissait rien au hasard, les dossiers des malades passaient au crible, ils sont décortiqués, déchiquetés j’ose dire. Il ne laissait passer aucun détail, pas le moindre détail et malgré tout, cela se passait dans une bonne ambiance non sans une touche d’humour, de plaisanterie et de rires. D’ailleurs, on se taquinait souvent lui et moi, non pas par manque de sérieux mais pour dérider et décrisper l’atmosphère, pour que tout le monde soit le plus possible à son aise.
Bien évidement il y avait des moments de tension, de tiraillement et d’énervement de sa part, par ce qu’il avait son côté un peu farouche, mais sans animosité aucune. Ce n’était pas intentionnel, ce n’était pas non plus pour narguer ou agacer les gens, c’est plutôt parce qu’il était soucieux de bien faire les choses, convenablement les choses. Il avait l’audace de vouloir défoncer des portes closes, bousculer certains concepts, changer certains dogmes, instaurer de nouvelles habitudes qui seraient plus séantes et enfin transmettre et inculquer le savoir.
Subtilités judicieuses
Dans le domaine de l’enseignement tous les étudiants sans exception lui reconnaissent le talon d’un enseignant remarquable qui ne passe pas inaperçu. Ils reconnaissent en lui sa grande capacité à transmettre le savoir. Il avait de ces subtilités qui attirent l’attention et incitent à l’écouter, même le plus récalcitrant et réfractaire des étudiants. Sur ce sujet de l’enseignement et la formation, Rabah a su imprimer une empreinte indélébile propre à lui, reconnaissable à la première vue.
Par ailleurs, ce serait vraiment ne pas lui rendre justice de ne pas rappeler qu’il fût l’initiateur des soirées de sensibilisation sur la lutte contre l’infection VIH-SIDA, organisées au profit des étudiants des différentes résidences universitaires de la ville de Batna. A ce sujet, j’ai eu le privilège de m’y avoir associé à son initiative et c’est ainsi que nous avions ensemble animé de nombreuses soirées de sensibilisation à travers toutes les résidences universitaires, au mois de décembre de chaque année et ce durant plus d’une décennie.
Pour l’anecdote, au cours de l’une de ces soirées, j’expliquais aux étudiants les différentes voies de transmission du virus du SIDA, en insistant notamment sur la voie sexuelle, qui reste la plus fréquente. J’abordais également les moyens de prévention, tels que l’abstinence - idéale dans certains cas - ou, à défaut, l’usage de protections, car la tentation est souvent grande chez les jeunes. Pour illustrer cette idée, je faisais référence à l’histoire bien connue du prophète Youssouf et de la femme du pharaon, une situation où, malgré une tentation humaine intense et presque irrésistible, il a su résister grâce à la volonté et à la protection divine. Rabah fit à ce sujet une réflexion qui a fait éclater de rire toute l’assistance en faisant remarquer que si la tentation était plus forte que la volonté du prophète Youssouf, que dire alors de moi, Ait-Hamouda, l’être faible que je suis, si jamais je me trouverais dans une telle situation.
C’était une plaisanterie bien évidemment, mais à bien y réfléchir, il s’agit en fait d’une réflexion de taille qui souligne parfaitement que Rabah avait le don d’utiliser des tournures d’allocutions et des métaphores très subtiles pour susciter et aiguiser la curiosité de l’étudiant.
Homme généreux
Générosité et bienveillance, deux des plus nobles vertus dont Rabah était le détenteur en titre. J’ose le dire et avec fierté. En parlant de générosité il était à la limite de la prodigalité. Il n’hésitait pas du tout à donner, à être charitable à toute occasion. Il participait à tous les dons et collectes, j’en suis témoin ainsi que tous ceux qui le connaissent. Il était d’ailleurs l’un des plus grands contributeurs aux collectes que l’on organisait au service aux profit des malades pauvres et démunis n’ayant pas de quoi payer des examens de laboratoire ou d’imagerie non disponibles à l’hôpital.
Il pensait beaucoup aux pauvres et aux mal aisés, si bien qu’il se voyait à la fois très gêné et très peiné lorsqu’il allait retirer de l’argent du bureau de poste, du fait que lui pouvait se permettre de retirer la somme qu’il veut, pendant que beaucoup de personnes ne disposaient dans leur compte que de quelques sous sinon d’un compte sans solde. Je le voyais réellement se morfondre au plus profond de lui-même lorsqu’il me relatait cet état de fait de la vie.
Un jour, il y a plusieurs années de cela, pendant que nous déambulons lui et moi en ville, soudain une adolescente nous apostropha et demanda à Rabah et pas à moi, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, de lui donner de quoi payer ses cours, de soutiens bien entendu, que tous les élèves suivent à travers tout le pays. Je m’arrête là un moment pour ouvrir une parenthèse à propos de ce sujet qui me tient très à cœur, pour dire que c’est un phénomène qui s’est imposé progressivement au fil des années dans notre système éducatif et que notre génération n’a pas connu.
Concernant notre histoire, alors devant la demande de l’adolescente à laquelle nous ne nous attendions pas, Rabah sans hésiter une seconde mit la main à sa poche retira un billet de mille dinars et le remit à cette fille qui est repartie en courant.
Il se pourrait que ce soit le dernier billet d’argent qui lui restait dans la poche, mais Rabah dans ces cas pareils il ne lésine pas du tout, d’autant qu’il est question de payer une quête du savoir et non une fantaisie de jeune fille, ce qui est un acte de sacerdoce en soit.
Simplicité et grande humilité
Malgré son rang socio-professionnel, praticien hospitalier-professeur à l’université, et malgré son bagage intellectuel, Rabah jouissait d’une grande modestie et d’une formidable humilité. Il pouvait facilement se mettre au niveau de toute personne, quel que soit son rang social et quel que soit son niveau d’instruction. Il ne manifestait aucune condescendance.
On n’a jamais ressenti du mépris de sa part envers quiconque, comme aiment bien le faire beaucoup de gens qui se croient supérieurs aux autres ou parce qu’ils ont eu la chance d’avoir réussi dans la vie. Rabah est tout à fait à l’antipode de ce genre de personnes. Toute condescendance est strictement inconcevable et incongrue pour lui. Pour preuve, on peut le trouver en train de discuter amicalement avec le plus modeste des hommes. D’ailleurs, son attitude au service en témoigne largement. Il discutait et échangeait souvent avec tout le personnel sur tous les sujets. Il ne se prenait nullement pour le « Messie » sur terre, comme le font beaucoup de ses paires et même certains de ses disciples qui érigent autour d’eux forteresses et citadelles. Son bureau à lui était accessible à tous et personne n’appréhendait pour l’aborder, même dans les couloirs du service.
Rien que le fait de trouver Rabah en train de se balader aisément entre les étalages des marchés populaires est une preuve supplémentaire de sa simplicité et sa grande modestie. Autre lieu public où l’on pouvait également le rencontrer, les cafés populaires. Il ne trouvait aucun inconvénient pour s’y attabler et siroter un café ou un thé à la menthe. Cela lui faisait plutôt plaisir. Ce qui dénote, on ne peut plus clair, de sa grande modestie. De mémoire, une photo à lui illustre bien cette modestie qu’il incarne parfaitement. Sur cette photo, on peut voir Rabah dans une forêt assis par terre à même le sol adossé au tronc d’un arbre à la manière du plus commun des hommes, observant une halte de repos après une longue marche ou un travail éreintant. La modestie est une vertu ! Ne peut donc être modeste qui veut.
En tous les cas cette caractéristique, faut-il le souligner, a fait de lui une personne très appréciée à tous les égards.
Rabah « l’antiquaire »
Il me semble que peu de gens parmi ceux qui ont connu Rabah savent que c’était un grand féru des objets traditionnels dont se servaient jadis nos parents et grands-parents dans le quotidien de leur vie courante. Je parle des ustensiles de cuisine confectionnés en terre cuite et en bois, outils de jardinage et travaux de champs, outils pour concassage et mouture des grains, métier à tisser, mobilier traditionnel, etc.… Beaucoup d’entre nous s’en souviennent, on s’était même servi de ces objets dans notre enfance.
Rabah avait un faible pour ces objets, il faut dire plutôt une véritable nostalgie. Il n‘hésitait pas du tout à se déplacer de villes en villages pour dénicher le moindre de ces objets et le ramener chez lui en guise de collection et peut être de décors.
La collection de tels objets, aussi anciens et traditionnels furent-ils, peut-être assimilée à un art au même titre que la philatélie ou la collection des pièces de monnaies ou billets de banque. C’est aussi, une façon intelligente d’apprendre aux générations actuelles, nos enfants en l’occurrence, comment leurs ancêtres ont su concevoir et confectionner avec leurs propres mains des objets indispensables pour leur vie de tous les jours. Ils ne pouvaient pas en ces temps-là compter sur la manufacture chinoise.
C’est aussi une des meilleures façons de raconter l’histoire de nos aïeux ainsi que leur façon de vivre. Je dis donc merci à Rabah de nous permettre de replonger dans cette tranche de vie traditionnelle de nos parents que beaucoup d’entre nous, il faut le rappeler, avaient partagé avec eux.
Amateur de chasse mais grand ami des animaux
L’histoire humaine nous a appris que l’homme, des millénaires avant notre ère, était chasseur-cueilleur. C’était le seul moyen de subsistance pour lui. II ne connaissait pas encore l’agriculture ni ne disposait des outils nécessaires. Il chassait alors les animaux pour se nourrir de leur viande et de leur peau il confectionnait de quoi se couvrir du froid et de quoi s’abriter. C’est en fait un instinct de survie.
De notre temps, l’homme a conservé en quelque sorte cet instinct de chasser l’animal, non pas pour survivre, loin de là, mais pour son propre plaisir. C’est dans cette optique que Rabah voyait la pratique de la chasse. Il en était un grand amateur, il m’en parlait souvent. Pour cela il disposait de tout ce qu’il faut. Tout un équipement, un fusil de chasse, une tenue, et surtout des chiens dressés pour la circonstance.
Ses parties de chasse, il les faisait en compagnie de certains de ses amis dont un faisait partie de l’équipe soignante du service et qui était aussi, tout le monde le sait, un grand féru de la chasse. C’était en effet le technicien de santé Wahab Latrèche.
La chasse pour Rabah n’était pas plus ni moins qu’un sport. En d’autres termes une dilettante. Il ne partait pas à la chasse pour réellement rapporter du gibier. C’était pour lui rien d’autre qu’une balade dans la nature. Une randonnée en quelques sorte, tout en profitant de tirer un lièvre ou une perdrix. Mais connaissant Rabah, je suis certain qu’il faisait en sorte de rater son coup et à tous les coups. Pourquoi ? Parce que tout simplement il était un grand ami des animaux. Il est donc inconcevable pour lui de tuer le moindre animal. Mieux encore, il défendait les animaux de toute son énergie. Il était contre la captivité des animaux sauvages, notamment l’élevage des oiseaux dans des cages, si bien qu’une fois il est arrivé au bord de l’altercation avec un éleveur d’oiseaux. Il lui a fait comprendre que les animaux sauvages sont faits pour vivre libres dans la nature et que lui en tant que personne ne supporterait pour rien au monde d’être privé de sa liberté et mis derrière les barreaux d’une cage.
L’autre preuve de la grande affection et l’indulgence dont jouit Rabah envers les animaux, son acharnement manifeste contre l’abattage des chiens errants comme moyen de prévention contre la rage. Il était le seul à se soulever contre cette pratique qu’il trouvait vraiment « barbare » à ses yeux. Il l’a fait savoir à maintes reprises, notamment lors des réunions scientifiques organisées autour du thème en question, la prévention de la rage, en présence des différents professionnels et responsables de la santé animale.
L’homme « aux bonbons »
Des bonbons dans la poche de Rabah, qu’il aime souvent partager, faut-il le souligner, n’est un secret pour personne. Ceci peut paraitre comme une singularité. Peut-être ! L’explication se trouve bizarrement dans la boite à cigarette. En effet, d’aucuns n’ignorent que, comme beaucoup de personnes, Rabah était très addict au tabac. En voulant s’en débarrasser, en le substituant par les bonbons, il est devenu addict aux deux.
Il était évidemment très conscient du mal que peut causer le tabac, mais il n’a pas réussi à s’en débarrasser malgré maintes et maintes tentatives. Il disait toujours que pour arrêter de fumer il est nécessaire d’avoir l’esprit au beau fixe. Chose, hélas ! Très difficile à atteindre. C’est pourquoi toutes ses tentatives de sevrage n’ont pas abouti.
Vouloir substituer une cigarette par un bonbon ne permet pas non seulement d’arrêter de fumer mais rend addict aux bonbons, parce que tout simplement le sucre est très addictif. Ce qui s‘est exactement produit avec Rabah. Je l’ai appris de lui lorsqu’à chaque fois il me remettait un bonbon qu’il retirait de sa poche. Il me l’a appris avec bien sûr son habituelle et fantastique touche d’humour.
Moments de nostalgie
Au cours de nos habituelles conversations, du reste très amicales, auxquelles on s’adonnait à cœur joie, divers sujets de la vie passent en revue. Parmi ces sujets, il en est un pour lequel Rabah avait une préférence particulière d’en parler, la vie d’enfance ou la vie d’autrefois. La vieille époque en somme. Sujet pour lequel il éprouvait, comme nous tous, une grande nostalgie. Je me rappelle qu’il retraçait cette tranche de vie avec forces détails. Facile de deviner qu’il est question de nos us et coutumes, culinaires entre autres, les travaux domestiques et des champs avec leurs outils rudimentaires, les réunions familiales chaque soirée autour du feu lorsqu’il fait froid, les jeux de société de cette époque etc.….
À propos des jeux par exemple, Rabah nous faisait revivre ces moments en nous rappelant que nous jouions avec des objets, le moins que l’on puisse dire, confectionnés par nous-mêmes de bric et de broc, pris parfois dans la décharge publique, mais auxquels on s’adonnait avec joie et enthousiasme. Les jouets des magasins à cette époque, faut-il le souligner, étaient très peu disponibles et hors de portée des bourses de nos parents.
La scolarité d’antan était aussi l’un des sujets souvent repris dans nos discussions. Rabah se la rappelait comme si c’était hier. Il nous rappelait que c’était une scolarité très basique en termes de moyens pédagogiques et didactiques. Il disait, je reprends ici fidèlement ses propos, on n’avait en tout et pour tout dans nos cartables qu’une ardoise et des bâtons de craie en première année d’entrée à l’école. Malgré tout, cette scolarité nous a permis d’acquérir une très bonne instruction. Chacun de nous peut en témoigner.
La musique et les chansons traditionnelles faisaient partie aussi du narratif de Rabah, il en connaissait beaucoup, il se rappelait même les paroles qui au passage nous faisait beaucoup marrer.
Il aimait parler aussi du cinéma et des films que l’on passait dans les nombreuses salles de cinéma de l’époque dont il ne reste de nos jours que quelques-unes sans aucune projection. Il nous rafraichissait la mémoire en nous rappelant le type de films de l’époque, en particulier les films indiens (dits hindous) avec leurs chansons envoutantes et les westerns (dits cow-boy) avec leurs mythiques et célèbres acteurs qui nous fascinaient. En tous les cas c’était un cinéma qui faisait la joie de tous les jeunes de cette époque, bien révolue.
Il nous faisait aussi souvent le rappel d’un fait de société des plus remarquables, la convivialité et le bon voisinage ainsi que la solidarité très spontanée entre les habitants des quartiers. On se considérait tous de la même famille.
Enfin de la discussion, Rabah disait toujours que la vie d’autrefois, aussi simple soit-elle, était pleine de joie qui déborde du cœur des petites gens. Certainement personne n’osera en disconvenir.
Jour de tristesse
Je voudrais me permettre, avant de terminer la rédaction de ce modeste témoignage et non sans une grande émotion, de rappeler que le jour de son décès, bien que j’eusse été au courant qu’il était malade, puisqu’on se parlait souvent au téléphone, je demandais souvent de ses nouvelles, j’ai appris la nouvelle de sa mort avec une incommensurable peine. Car je ne pouvais pas me faire à l’idée qu’il puisse nous quitter de sitôt, après tant d’années passées ensemble et tant de souvenirs partagés ensemble. Ce jour-là lorsqu’on a ramené son corps d’Alger pour lui rendre un dernier adieu, j’ai été très bouleversé, submergé par une grande émotion et terrassé par une immense douleur morale.
Son cercueil placé à même la table de la salle de staff m’a brisé le cœur. Je ne pouvais pas supporter une telle image. Image de Rabah présent uniquement par son corps, un corps inerte sans vie, alors que peu de temps avant, très peu de temps, quelques semaines seulement auparavant, il était présent parmi nous, corps et âme, prodiguant soins et savoir.
Je dois préciser cependant, que ce n’est nullement dans mon intention d’exciter encore et encore nos émotions en rappelant ce triste et funeste évènement, mais c’est juste pour dire combien la mort d’un tel homme est extrêmement douloureuse et insupportable.
Perte d’un frère
Je finirai par dire que personnellement j’ai perdu en lui, non pas un collègue, non pas un ami mais plutôt un véritable frère, parce j’avoue que je passais plus de temps avec lui qu’avec mes propres frères. Effectivement, en plus du temps que l’on passait ensemble dans l’accomplissement de nos tâches quotidiennes, chaque jour que Dieu fait, Rabah venait après le travail dans notre bureau, Mahdjoub et moi, en présence de Mokrani pour discuter. On discutait pendant de longues heures. On discutait de tout et de rien, mais surtout des choses de la vie qui nous faisaient pour la plupart revivre notre vie d’antan et notre jeunesse, comme je viens juste de le rapporter dans le chapitre précédent. Elles nous faisaient rêver en quelque sorte, le temps de la discussion.
Ces parties de rencontre et de discussion avec Rabah se sont poursuivies quotidiennement jusqu’à la veille de son départ en retraite. Sans compter aussi le temps que l’on passait ensemble aux multiples manifestations scientifiques. Preuve que nous passions beaucoup de temps ensemble lui et moi.
Je ne dois, cependant, pas oublier d’insister sur le fait que tout cela se passait dans une bonne et agréable ambiance. Il est évidemment vrai que nous ne partagions pas la même opinion, tout le temps et sur tous les sujets. Il nous arrivait même de se chamailler comme le font tous les bons copains. Cela arrivait parfois, je dirai plutôt très rarement, mais surtout sans méchanceté aucune ni rancune non plus, d’ailleurs on rigolait tout le temps. Comment peut-on alors ne pas admettre, après ce que je viens d’évoquer, que nous étions liés non seulement par le lien d’une véritable amitié mais aussi par le lien sacré de la fraternité.
Prémonition ?
Je garde quant à moi d’excellents souvenirs de Rabah à propos desquels et pour la petite histoire, je rapporte ici une expression bien particulière et propre à lui, qu’il ne cessait d’ailleurs de répéter à chaque occasion. Elle résonne encore et toujours dans mon esprit. Expression un peu mystique ! Je trouve.
Rabah, les jours ensoleillés, il adore cramer une cigarette avec souvent une tasse de café à la main, en se mettant au bord de la fenêtre, battants grands-ouverts. En contemplant le ciel au loin, aux confins de l’horizon, il disait : « C’est un beau jour pour mourir »
Vous savez quoi ? Le ciel l’a écouté et entendu, il est mort un très beau jour.
Épilogue et invocations
Voilà en résumé le témoignage que je peux apporter sur celui que j’avais l’occasion ou plutôt la chance de côtoyer, tout en reconnaissant que j’ai été certainement parcimonieux dans la description d’un homme, faut-il le reconnaitre, d’une grande stature.
Il ne me reste enfin pour conclure que de dire tout simplement, mon frère Rabah repose en paix, que Dieu le tout puissant ait ton âme, te comble de son immense miséricorde et t’accorde son vaste paradis.
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Dr B. Amrani
Praticien hospitalier en chef en médecine interne
Service des maladies infectieuses. EPH-Batna