L'homme qui lisait dans les pensées
Tard dans la nuit, quand l’heure est aux hurlements des chacals, au jeu de la lune avec les nuages, une ombre se faufile à travers les cactus, prend un roseau sciemment oublié et donne trois coups aux persiennes closes de la fenêtre.
- Lève-toi, le voilà arrivé ! dit Thassadith à Ramdhane son mari.
- Il nous a pourtant dit, la dernière fois à Thaghzouth*, qu’il ne passerait pas avant un bon bout de temps, et qu’il avait un long voyage à faire, ronchonna Ramdhane en enfilant ses habits.
- Sois le bienvenu ! dit Thassadith à l’homme que son mari a fait entrer. Je vais te réchauffer un peu de couscous.
C'étaient les restes du couscous de la veille. Un bon couscous aux lentilles avec des grives bien grasses gavées d’olives que Ramdhane avait prises au collet. Elle sert le couscous aux deux hommes très affairés et qui chuchotaient à voix basse. Mais la sauce n’arrivait pas. Thassadith n’arrêtait pas de tourner et retourner la louche dans la marmite où il restait une grive qu’elle avait gardée pour Rabah, son fils.
Dois-je la lui servir ou la laisser à Rabah ! se disait-elle. Un dilemme entre un acte d’amour maternel et un acte d’hospitalité et d’obligation se pose pour elle. Puis, après maintes hésitations, elle saisit la grive et la posa délicatement sur le couscous fumant en se disant :
- Sois maudit Satan.
- Ça y est, Thassadith, tu as fini tes altercations avec le diable. Tu as fini par me donner la grive ! dit l’homme. Depuis tout à l’heure que je t’observe, tu n’arrivais pas à te décider s’il fallait me la servir ou la laisser à ton gamin.
Elle a eu la chair de poule et s’exclama :
- "La Illah Illa Allah, Mohamed Rasoul Allah". Tu lis maintenant même dans les pensées des autres.
- Yemma ! Qui est cet homme ? dit Rabah que le bruit a réveillé. C’est le mari de ta tante qui est venu greffer nos oliviers, répond Thassadith.
- Quel mari de sa tante ? Réplique l’homme. Non, mon fils. Je suis Amirouche, Affellag. Mes amis m’appellent Antar. Je vais tuer tous les soldats français du Garrage**.
De cet homme, je ne garde en mémoire qu’un visage émincé par la faim et la souffrance et puis ce regard, un regard illuminé, tragique mais doux. De cet homme, je garde aussi l’image de la peau de ses pieds qui partait en lambeaux quand il retira ses pataugas et les poux qui se promenaient sur ses habits un autre jour où il est revenu chez nous.
- Qu’est ce qui s’est passé ? lui demande Ramdhane en désinfectant les plaies.
- La pression de l’armée française est très forte, nous avons marché plus de onze jours dans l’eau. Nous avons faim, nous avons froid.
Ramdhane lui remit tous les habits disponibles, de la semoule de blé et d’orge et du DDT. Avant de partir, Il me laissa, un bol militaire télescopique avec des couleurs vert blanc rouge. C’était la première fois où je voyais les couleurs qui allaient être nationales.
Cet homme, je ne l’ai plus revu jusqu’au jour où, à Constantine, j’ai vu mon père, inquiet, feuilleter une revue avec Da Yahia OUAHMED.
- Ava (père), que regardez-vous ? Dis-je à mon père.
- Amirouche est mort, voici sa photo, me répondit-il.
Il était là, allongé sur le dos, torse nu. Il portait un pantalon de parachutiste. Il était toujours aussi maigre, le visage toujours taillé. A son côté était accroupi un homme âgé dont le visage m’est familier. Dans cette photo, il ne portait pas la cicatrice abdominale de laparotomie comme dans une autre photo que m’a remise il y a quelques années un malade de M’sila.
La mort, tu l’as toujours attendue de jour comme de nuit dans les forêts de chênes zen de l’Akfadou ou de cèdres des Aurès. Tu as fini par la rencontrer ailleurs dans les grès alfatiers de Djebel-Thameur. Cette fois-ci, c’est elle qui t’attendait. Elle savait que tu passerais par là. Le rendez-vous était sûr
L’Homme qui lisait dans les pensées est parti. Nul ne savait où.
Qu’importe, reste là où tu es.
Reste dans le cœur de ceux qui t’ont estimé,
Dans le cœur de ceux qui t’ont aimé,
Dans le cœur de ceux qui ont partagé avec toi la faim et le froid,
Dans le cœur de tes amis rescapés qui actuellement se retirent discrètement pour cacher leurs larmes à l’évocation de ton nom et de ce qu’ils ont vécu avec toi ; car les larmes ne sont plus de leur âge.
Les autres, ils t’ont suffisamment connu pour décider de t’oublier. A la mort, ils ajoutent l’oubli.
La mort est une vérité divine, l’oubli est un mensonge propre à l’Homme.
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*Thaghzouth : champ d'oliviers de Ramdhane
**Garage : caserne de l’armée française et SAS de Tassaft-Ouguemoun
P.S. :
- Ramdhane, cousin du colonel Amirouche, était un ancien mobilisé de la seconde guerre mondiale et était fait prisonnier par les allemands jusqu'à sa libération en 1945.
- La maison de Ramdhane était située en dehors et à l'extrémité est du village. Ce qui facilitait la tache au colonel Amirouche de faire des visites périodiques.
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"Bribes de vie". Recueil non publié de Rabah AIT-HAMOUDA. Batna 2011.